Agroécologie 7 min

Changer le monde avec les livings labs ?

Le premier Forum international des laboratoires vivants dans les agroécosystèmes organisé par Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) et INRAE se tient à Montréal du 4 au 6 octobre 2023. En France comme dans le monde, INRAE s’investit depuis une dizaine d’années pour le développement des living labs, ces dispositifs de recherche participatifs et innovants qui placent l’usager au cœur des préoccupations. Quelles promesses et défis sont portés par les living labs ? Le point avec Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture à INRAE, et les porteurs de projets en Inde et en Afrique.

Publié le 04 octobre 2023

illustration Changer le monde avec les livings labs ?
© INRAE

Dans un contexte de préoccupation mondiale grandissante sur des enjeux majeurs comme la préservation de la biodiversité, l’accès à l’alimentation, la santé humaine ou le bien-être animal, les living labs ou « laboratoires vivants » révèlent tout leur intérêt.

« La science fonctionnant toute seule n’est plus acceptable : les utilisateurs et les citoyens demandent à être entendus et associés à la recherche. En donnant une place centrale à l’usager, les living labs vont plus loin que la démarche participative », explique Christian Huyghe. Démarche d’innovation participative et multidisciplinaire, les livings labs visent à répondre à des problématiques complexes à l’échelle d’un territoire et en contexte réel. Ils ont pour particularités d’inclure l’usager et d’impliquer équitablement toutes les parties prenantes.

Un terreau démocratique pour faire germer l’intelligence collective et stimuler la créativité et l’innovation

Dès l’amont d’un projet, les living labs incluent non seulement les bénéficiaires directs de la recherche comme les agriculteurs, mais aussi ses bénéficiaires indirects comme les associations de consommateurs ou les collectifs de défense de l’environnement. En cela, ils sont adaptés aux situations compliquées, voire conflictuelles et apparemment insolubles. « Tous les acteurs, avec leurs différents points de vue, coconstruisent l’objectif, la méthode et le chemin pour y parvenir, ce qui permet d’explorer un vaste champ de possibles. Il ne s’agit pas de trouver un compromis, par exemple la production agricole versus la préservation de l’environnement ou le plus petit dénominateur commun entre les biens privé et public, mais une solution nouvelle satisfaisante pour tous. »

L’approche démocratique des living labs pose différents défis à ses porteurs et acteurs : « Que personne ne détienne la vérité au lancement d’un projet bouscule les habitudes de la recherche et complexifie l’évaluation des projets. L’asymétrie d’information entre les bénéficiaires directs et indirects est aussi un risque tout au long du projet : pour l’éviter, nous avons besoin de transparence et d’outils numériques. Enfin, l’impact d’un living lab est bien plus rapide sur le bien privé agricole que celui sur l’environnement ou la santé, on doit l’accepter. »

Les living labs étant des dispositifs géographiquement circonscrits, leur mise en réseau représente une valeur ajoutée qui se traduit sur le terrain dans ceux qu’INRAE développe : certains Territoires d’innovation INRAE sont déjà des regroupements de living labs, comme VitiREV sur la viticulture en Nouvelle-Aquitaine, ou Occitanum sur le numérique pour la transition agroécologique en Occitanie. « En outre, nous renforçons les relations entre ces territoires sur des questions techniques, administratives ou scientifiques. »

INRAE, pionnier des living labs en agroécologie en France et à l’international

En continuité avec sa politique volontariste de science ouverte et inspiré par les premiers living labs canadiens, INRAE a misé sur ces dispositifs pionniers il y a déjà une dizaine d’années. L’institut a d’abord proposé au ministère chargé de l’Agriculture français 2 projets pilotes portant sur le bien-être animal et sur les transitions des systèmes agricoles dans les grandes cultures. D’autres projets locaux ont par la suite émergé.

En 2018, le plan Agriculture-Innovation 2025 encourageait la création des living labs pour faciliter la transition agroécologique. Un an plus tard, INRAE était impliqué dans 8 des 9 projets dans le domaine agricole lauréats l’appel à projets Territoires d’innovation. INRAE encourage également les living labs dans le programme national TETRAE (Transition en territoires de l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) auprès des 8 régions participantes. De premiers résultats prometteurs sont enregistrés, sur l’usage des pesticides dans la vigne, l’alimentation durable et l’usage de la forêt.

À l’international, INRAE collabore avec son homologue canadien AAC depuis 2017. Ensemble, ils travaillent notamment sur le cadre théorique des living labs, avec la publication récente d’un article scientifique dans Sustainability*. En effet, en tant que démarche innovante, les living labs sont en eux-mêmes des objets de recherche : « Non seulement nous devons nous assurer que les livings labs produisent une connaissance qui n’aurait pas été produite sans ce dispositif, mais aussi que les questionnements qu’ils font émerger soient débattues : Comment les améliorer ? Dans quels cas sont-ils utiles ? Comment intégrer les décideurs politiques à ces dispositifs ? »

Mais ce n’est pas tout : INRAE et ses partenaires canadiens travaillent au développement de ces dispositifs innovants dans le monde, par l’extension de leur collaboration aux États-Unis, l’inscription de la thématique des living labs dans le cadre du G20 ou encore la mise en place de cette première conférence internationale sur les living labs agricoles à Montréal. Côté européen, INRAE s’investit activement dans le cadre du partenariat de recherche et d’innovation « Agroécologie et living labs » de la Commission européenne.

* McPhee C., Bancerz M., Mambrini-Doudet M. et al. (2021). The Defining Characteristics of Agroecosystem Living Labs. Sustainability, 13 (4), 1718. https://doi.org/10.3390/su13041718

 

Transition agroécologique et évolution des systèmes alimentaires pour améliorer la santé humaine en Afrique et en Inde

 

CliNSFoods en Inde - Towards Climate Smart and Nutrition Sensitive Food Systems

C’est lors du premier Knowledge Summit en 2018 à Dehli qu’a germé le projet du living lab CliNSFoodS porté par INRAE avec son partenaire historique en Inde, l’ONG BAIF (Bharatiya Agro Industries Foundation), dans un contexte de changement climatique et de malnutrition menaçante pour la santé des populations en Inde.

Dès son lancement en 2019, la BAIF a cherché un terrain adapté et des acteurs locaux pouvant s’engager à suivre le projet et y participer activement. Parallèlement, les parties prenantes académiques françaises et indiennes ont été identifiées et réunies pour coconstruire le cadre du projet. « Nous avons décidé ensemble que la transition agroécologique serait le pilier central du living lab, avec ses mots-clés agriculture, alimentation, eau, énergie et santé. Les principales questions posées sont d’un côté, qu’apportera la transition agroécologique à la nutrition, et de l’autre, quels en seront les impacts socioéconomiques », déclare Edmond Rock, directeur de recherche et chargé de mission géographique Inde auprès de la direction des Relations internationales d’INRAE.

Aujourd’hui, un premier plan d’action est construit : « Des pratiques pour la transition agroécologique ont été initiées avec les agriculteurs depuis 2021. Si des programmes centrés sur la production agricole respectueuse de l’environnement sont déjà implémentés en Inde, il nous faut désormais intégrer la sécurité nutritionnelle pour adapter localement la diversité culturale associée à la transformation des aliments et l’équilibrer avec un régime alimentaire sain requis en amont. Pour cela, nous avons analysé les liens entre agriculture, alimentation et santé des populations afin d’adapter les recommandations à l’échelle du territoire, selon un concept de l’assiette aux champs ». Désormais implanté sur un bassin local à Bilikéré (district de Mysore), ce living lab a pour vocation d’être étendu au niveau du district de Mysore voire de l’État du Karnataka.

« Agriculture industrielle, pesticides, variabilité climatique, mais aussi Covid-19… Nous devons comprendre leurs répercussions et revisiter notre système alimentaire dans une approche holistique et intégrée, en accord avec les principes agroécologiques tels qu’énoncés par la FAO », explique la Dre Rajashree Joshi, directrice du programme BAIF.

« Ainsi, notre système alimentaire pourra devenir plus résilient au climat et plus protecteur pour l’environnement comme pour notre santé. Pour cela, nous travaillons avec les agriculteurs et les consommateurs sur toute la chaîne de valeur alimentaire, de la fourche à la fourchette. Les agriculteurs devront tirer une sécurité économique de l’approche agroécologique, mais les consommateurs seront les principaux décisionnaires des systèmes et productions alimentaires à coconstruire avec les agriculteurs et les industriels. Nous sommes heureux de collaborer dans ce grand projet avec INRAE, qui produit de l’excellence scientifique au service de l’action de terrain, de l’innovation technologique et du progrès sociétal. Quant au concept de living lab, il permet une régénération continue des connaissances et des résultats pouvant bénéficier à de plus vastes programmes. Le modèle que nous essayons de développer peut monter en échelle, non seulement en Inde mais aussi en France et en Europe, en cohérence avec le Pacte vert pour le climat. »

 

 

MAHDIA en Afrique : Mêler Agroécologie et résilience Hydrique pour des systèmes alimentaires Durables grâce à l'Intelligence collective et à l'Accompagnement des territoires

Dans la cadre du programme prioritaire international Méditerranée et du programme TSARA (Transformer les Systèmes Alimentaires et l’Agriculture par la Recherche en partenariat avec l’Afrique), INRAE développe le projet de living Lab MAHDIA. Son objectif : faire le lien entre les acteurs de la production, de la transition écologique et de l’alimentation en Tunisie, au Sénégal et au Maroc. « Dans un contexte de fort stress hydrique, il nous faut réfléchir à un modèle agricole à la fois plus sobre, durable, ancré dans les territoires et répondant à des besoins alimentaires locaux », explique Sami Bouarfa, porteur du projet et chef adjoint du département AQUA d’INRAE.

Le projet implique des chercheurs INRAE et CIRAD français et des 3 pays partenaires. L’Institut national agronomique de Tunisie, l’École nationale d’agriculture de Meknès et l’Institut sénégalais de recherches agricoles sont déjà parties prenantes avec plusieurs scientifiques dans les domaines de l’agroécologie, des sciences de l’eau, des sciences alimentaires, humaines et sociales.

Aujourd’hui, l’enjeu est de poser un cadre pour concevoir, développer et évaluer des dispositifs de living labs mêlant au même niveau les acteurs de l’alimentation, des transitions agroécologiques et de la gestion de l’eau dans 3 territoires urbains et ruraux. « Ce projet nous pousse à travailler de façon interdisciplinaire et à mettre en lien des approches différentes. Il nécessite aussi des allers-retours entre l’identification des acteurs et des besoins, une finalité plutôt précise et des modalités d’action très souples ».

La réflexion conceptuelle a commencé en Tunisie à l’échelle du Maghreb autour du triptyque eau-alimentation-agroécologie puis a intégré le Sénégal, dans le sillage de l’initiative TSARA lancée par INRAE et le CIRAD en 2022. Il est prévu que ces livings labs s’implantent sur des plateformes déjà dédiées à des projets agroécologiques : la région de Meknès au Maroc, celle de Kairouan en Tunisie et la ville de Fatick au Sénégal impliquant fortement les collectivités locales. « Nous ne partons pas de zéro mais de pré-réseaux agricoles que nous amplifierons et élargirons aux questions alimentaires. » L’ensemble de ces acteurs se sont réunis en séminaire à Meknès du 12 au 14 septembre 2023 pour définir les contours d’un projet à faire financer autour de ces objectifs.

Au niveau local et opérationnel, un dispositif d’animation territorial fera le lien entre les chercheurs, les agriculteurs et des organisations de consommateurs, même modestes, formées autour de problématiques alimentaires. « Nous pourrons être rapidement ancrés sur les territoires pour que ces dispositifs permettent à ces acteurs de se rejoindre et dialoguer afin de coconstruire des solutions. Nous travaillons dans une perspective d’appropriation forte de ces outils par les collectivités. » Dans cet esprit, un partenariat avec la ville et la métropole de Montpellier est également engagé pour un échange d’expérience international autour des livings labs.

Emmanuelle ManckRédactrice

Contributeurs

Christian HuygheDirecteur Scientifique Agriculture, INRAE

Edmond RockDirecteur de recherche

Dr Rajashree JoshiDirectrice de programme, BAIF

Sami BouarfaDirecteur adjoint du département AQUA, INRAE

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